Hommage H.R. Giger: «Je ne peux discuter normalement qu’avec des gens que je connais bien»

De Bruno Bötschi et Michael Solomicky

16.5.2020

Il y a six ans, H.R. Giger nous quittait après être devenu mondialement célèbre grâce au monstre qu’il a créé pour le film «Alien, le huitième passager». Pour rendre hommage à l’artiste suisse et à ses œuvres sinistres, «Bluewin» publie une interview réalisée avant sa mort.

Le créateur de monstres oscarisé H.R. Giger est mort le 12 mai 2014 des suites d’une chute. Il est devenu mondialement célèbre avec ses dessins pour le film de science-fiction «Alien, le huitième passager» (1979) de Ridley Scott.

H.R. Giger a reçu l’Oscar des meilleurs effets spéciaux pour ce travail. Ses créatures sinistres et agressives ont par la suite été présentées dans des expositions d’art moderne. Pourtant, son but n’était absolument pas de choquer les gens avec ses monstres. Il s’agissait en effet pour lui de repousser ses peurs.

En novembre 2007, le rédacteur de «Bluewin» Bruno Bötschi, a l’époque chez «Schweizer Familie», a pu s’entretenir longuement avec H.R. Giger en compagnie de son collègue de rédaction Michael Solomicky. En mémoire du grand artiste suisse, «Bluewin» publie à nouveau cette interview, qui se basait sur une analyse astrologique de l'artiste.

M. Giger, vos voisins pensent-ils du bien de vous?

Je pense que oui. J’ai toujours eu des voisins très gentils. Je pense qu’ils m’apprécient. Une fois, ils m’ont même aidé à poser les rails pour mon train de jardin.

Les enfants du quartier ne courent-ils pas chez eux en pleurant en voyant votre jardin peuplé de créatures qui semblent venir de l’enfer?

Non, au contraire. Les enfants sont fiers de moi. Parfois, on me demande des autographes. Mais j’aime quand ils ne me reconnaissent pas.

Vous évitez les gens?

Je vais à des événements uniquement si c’est nécessaire.

Sur votre sonnette, il est écrit «Nous sommes toujours là.» Vous ne partez jamais?

Je n’ai pratiquement aucun contact. Je n’aime pas non plus donner des interviews. Parce que je ne peux discuter normalement qu’avec des gens que je connais bien.

Que voulez-vous faire avec nous, maintenant?

Je suis juste gentil avec vous. Je ne veux pas vous brusquer en refusant.

Vous vivez à…

Pardon, mais je préférerais que vous n’écriviez pas où j’habite.

Pourquoi?

Je veux juste éviter que les gens viennent ici.

Bien. Vous vivez depuis 37 ans dans une ancienne cité ouvrière d’un quartier en périphérie de Zurich. On pourrait s’attendre à voir beaucoup de gens ici, mais certainement pas vous.

J’ai toujours aimé être ici parce que je suis un peu caché. La seule chose terrible, c’est que tout le monde apporte quelque chose, mais peu de choses ressortent. Alors tout s’accumule au fil des ans. C’est un véritable chaos.

D’après l’analyse astrologique, vous aimez dépasser le cadre ordinaire. Pourtant, vous vivez dans un environnement normal, ordinaire.

Je m’y sens à l’aise.

Mais cela reste une contradiction.

Hormis mes tableaux, c’est assez simple ici.

Avec votre art, vous aimez toutefois chatouiller les frontières sociales.

Tous les artistes le font. Je jongle entre la vie ordinaire et mon art. Vous pensez que c’est impossible?

Nous nous demandons simplement comment ça fonctionne.

Ça fonctionne à merveille.

Peut-être parce que vous avez grandi dans un foyer ordinaire et que vous essayez de vous dégager de ces limites dans votre art. C’est du moins ce que soupçonne notre analyse astrologique.

Avec mon art, j’ai toujours veillé à rester dans le cadre, à ne pas offenser. Je ne suis pas un artiste qui voulait choquer les gens. Au fond, j’ai fait mon travail pour moi-même.

D’après l’analyse, votre art est un moyen de faire face aux cauchemars qui vous hantaient lorsque vous étiez enfant.

On pourrait formuler les choses ainsi.

De quoi rêviez-vous à l’époque?

Je ne supportais pas qu’on malmène des animaux. C’est ensuite arrivé dans mes rêves. Pendant un certain temps dans mon enfance, j’ai souffert de claustrophobie. J’avais l’impression de manquer d’air. J’ai abordé cela par la suite dans mes tableaux avec des cages et des cheminées étroites.

Faites-vous encore ces crises de claustrophobie aujourd’hui?

Une fois, j’ai complètement paniqué dans l’avion. C’était à Milan. Nous avions déjà embarqué depuis longtemps et nous devions attendre. Mais ils ne voulaient pas laisser la ventilation en marche et il faisait de plus en plus chaud. Ça a failli me faire «déguerpir». A un moment donné, j’ai pété un plomb et j’ai frappé le mur de l’avion avec mon poing. Mais personne n’a réagi. C’était atroce. Prendre l’avion, c’est une sale affaire.

Vos cauchemars étaient-ils l’expression d’une enfance angoissante?

J’ai eu une belle enfance. Mes parents étaient très gentils. Je n’ai jamais été battu ou maltraité de quelque façon que ce soit.

H.R. Giger: «Pendant un certain temps dans mon enfance, j’ai souffert de claustrophobie. J’avais l’impression de manquer d’air.»
H.R. Giger: «Pendant un certain temps dans mon enfance, j’ai souffert de claustrophobie. J’avais l’impression de manquer d’air.»
Keystone

Vous êtes né en 1940, en pleine Seconde Guerre mondiale. Avez-vous des souvenirs de cette période sombre?

Ce dont je me souviens encore aujourd’hui, c’est de la peur collective qui régnait à l’époque…

… et que vous ne pouviez pas expliquer quand vous étiez enfant.

C’était le pire. Sentir que quelque chose ne va pas, mais ne pas savoir ce que c’est. Et parfois, le soir, la maison était dans le noir.

Les parents vous ont-ils parlé de la situation?

Mon père était officier et a toujours dit qu’il ne se laisserait pas emmener par les nazis sans résistance. Nous avions beaucoup d’armes à la maison. Et moi aussi, plus tard.

Pourquoi?

C’est juste que j’aime les armes. C’est beau, leur mécanique est fascinante.

Et aimez-vous tirer?

Le goût pour le tir m’est rapidement passé à l’armée. J’ai fait l’école de recrues, les canonniers lance-mines, les troupes motorisées légères, Winterthour. Du grand n’importe quoi.

Et où se trouve maintenant le lien supposé par l’analyse entre les expériences vécues dans votre enfance et vos tableaux?

Il y avait les escaliers, par exemple: dans notre maison sur la Storchengasse à Coire, il y avait une fenêtre au-dessus de l’escalier. Elle était toujours verrouillée. Mais dans mes rêves, la fenêtre était ouverte. Derrière, il y avait un puits profond dans lequel brillait une lumière jaune, vers lequel de nombreux escaliers conduisaient. Je savais déjà à l’époque que sous les maisons de Coire, des escaliers montaient jusqu’au château épiscopal. Cela a stimulé mon imagination de jeune enfant.

Et cela a inspiré vos tableaux de puits vingt ans plus tard.

Tout à fait. Pour moi, ces escaliers sont d’un autre monde.

La pharmacie de votre père a-t-elle également été une source d’inspiration dans votre enfance?

Une fois, mon père a reçu un crâne en cadeau de la société Sandoz, il est arrivé par la poste. Je l’ai pris immédiatement.

Enfant, vous étiez fasciné par un crâne?

J’en étais fou. J’avais environ cinq ans. Au début, je n’osais même pas toucher le crâne. J’avais compris c’était auparavant un être humain.

Vous étiez attiré par des choses qui vous effrayaient. L’analyse conclut que vous avez évacué ces peurs de votre âme en les peignant. Est-ce ainsi que vous avez vécu les choses?

Seulement beaucoup plus tard. Je me suis soudain rendu compte que les rêves qui m’oppressaient disparaissaient dès que je les peignais.

H.R. Giger est devenu mondialement célèbre entier en 1979 avec ses dessins pour le film de science-fiction «Alien, le huitième passager» de Ridley Scott.
H.R. Giger est devenu mondialement célèbre entier en 1979 avec ses dessins pour le film de science-fiction «Alien, le huitième passager» de Ridley Scott.
Getty Images

Et si vous n’aviez pas eu cet exutoire?

Je me serais alors libéré d’une autre manière. Il n’y a pas que la peinture, on peut aussi écrire.

L’analyse suggère que vous êtes au bord de la folie.

Cela semble un peu prétentieux.

N’avez-vous jamais eu peur de devenir fou?

Parfois, j’ai eu peur de devoir me donner la mort. J’avais l’impression que mon corps ne pouvait plus supporter. Mais c’était il y a bien longtemps, vers 1968.

Pourquoi n’avez-vous pas mis fin à vos jours?

Manifestement, mes tourments n’étaient pas si terribles après tout. Aujourd’hui, je m’estime heureux de ne jamais l’avoir fait.

1980 marque un tournant dans votre vie. Vous êtes devenu mondialement célèbre avec la créature que vous avez imaginée pour le film «Alien, le huitième passager».

Mondialement célèbre? C’est une blague.

Non. Vous avez remporté un Oscar pour Alien. Ce film est un classique du cinéma.

C’est seulement venu avec le temps. Au début, la presse a étrillé le film.

Avez-vous inventé Alien pour le film?

C’est l’inverse. J’avais deux tableaux qui contenaient déjà des parties d’Alien. Au début, je voulais faire quelque chose de nouveau, mais le réalisateur Ridley Scott a dit que c’était déjà bien.

A proprement parler, Alien n’est pas du tout un être extraterrestre.

Bien sûr que non, il vit sur Terre depuis longtemps.

C’est le tonnelier de mer, un crustacé des abysses, qui vous a inspiré.

La similitude est en effet frappante. Mais j’ai dessiné Alien avant de connaître le crustacé. On m’a offert un tonnelier de mer – joliment conservé – il y a seulement dix ans.

Vous avez une parabole et vous regardez la télévision surtout la nuit.

Parfois, je regarde très longtemps. Et quand je me réveille le matin, le téléviseur est toujours allumé mais il n’y a plus d’émission.

Quels sont vos programmes préférés?

Les séries «Un gars du Queens» et «Lost, les disparus». Je regarde surtout des émissions scientifiques sur Discovery Channel ou History Channel.

Dans votre cuisine, il y a une figurine d’Alf, le héros extraterrestre d’une série télévisée pour enfants. Vous l’aimez bien?

Il est bien. Ses répliques sont drôles. Il m’a plu dès le début.

Que pense Alien du fait que son créateur apprécie la compagnie d’autres extraterrestres à la télévision?

Je les ai présentés l’un à l’autre. Et donc? Il ne s’est rien passé, ils s’apprécient. Après tout, ce sont tous deux de faux extraterrestres. Ils sont solidaires.

Dans votre jardin, il y a ce qu’on appelle des biomécanoïdes, des êtres entre l’homme et la machine. Ces créatures reflètent-elles – comme le suggère l’analyse – les craintes sociales face à la technologisation?

Non, au contraire. Je pense que la technologie nous soutient. Elle nous permet de survivre, somme toute.

Par exemple, il y a actuellement des discussions quant à savoir s’il faut exclure des Jeux olympiques les personnes ayant des prothèses de jambe, dans la mesure où…

… Les personnes sans jambes ne sont sans doute pas assez jolies.

Non, c’est que les personnes portant des prothèses pourront bientôt courir plus vite que les sprinters avec leurs propres jambes.

C’est pourtant très bien. Cela facilitera grandement la vie des personnes qui ont un handicap.

L’être humain est-il un modèle en voie de disparition?

Et alors? Peut-être qu’un jour, l’humanité sera «délogée». Il en sera alors ainsi. Tôt ou tard, nous pourrions ne plus avoir le contrôle.

Avant, vous vouliez vous suicider. Aujourd’hui, avez-vous peur de la mort?

Oui, j’ai surtout peur de la souffrance. A mon âge, on prend conscience de sa propre finitude. Mais on ne sait jamais combien de temps cela durera encore, tout peut se terminer dès demain. Dans des moments comme celui-ci, je désire avoir encore un peu plus de temps.

Croyez-vous à la vie après la mort?

Mon épouse Carmen y croit. Pour ma part, je n’en suis pas si sûr. C’est juste pour nous apaiser. Pour que nous puissions nous dire qu’il y a autre chose après.

Et l’idée du néant?

Elle me plaît bien.

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