Interview d'un anesthésiste «Les bons chirurgiens sont conscients que la contribution de l’anesthésiste est vitale»

Bruno Bötschi

26.3.2019

Les médecins dans les séries télévisées sont quasiment toujours des chirurgiens. Pour quelles raisons le travail des anesthésistes n’éveille-t-il pas autant l’intérêt des téléspectateurs?
Les médecins dans les séries télévisées sont quasiment toujours des chirurgiens. Pour quelles raisons le travail des anesthésistes n’éveille-t-il pas autant l’intérêt des téléspectateurs?
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Nombre de patients s’inquiètent d’une anesthésie générale. Peter Müller, médecin-chef anesthésiste à l’hôpital cantonal d’Aarau nous explique son déroulement. En outre, il nous confie que durant ces 30 dernières années passées en salle d’opération, il a déjà tout vécu.

Monsieur Müller, les médecins dans les séries télévisées sont quasiment toujours des chirurgiens. Pour quelles raisons le travail des anesthésistes n’éveille-t-il pas autant l’intérêt des téléspectateurs?

Ceci est probablement à imputer au fait que nous autres anesthésistes sommes plutôt réservés, De surcroît, c’est avec la chirurgie que tout a commencé. En comparaison, l’anesthésie est une spécialité relativement jeune. Avant la première opération sous anesthésie générale en 1846, à Boston aux États-Unis, les patients étaient opérés alors qu’ils étaient pleinement conscients. On pouvait cependant parfois utiliser des herbes ou de l’alcool pour les insensibiliser.

La plupart des patients redoutent l’anesthésie générale, savez-vous pourquoi?

Bien des patientes et patients témoignent souvent plus de respect à l’anesthésie elle-même qu’à l’opération à proprement parler. Bien que je sois anesthésiste depuis plus de 25 ans au sein de l’hôpital cantonal d’Aarau, je ne peux toujours pas vous expliquer pourquoi. Il s’agit sans doute du fait que les patients sous anesthésie générale s’en remettent à des mains inconnues et perdent toute autonomie pendant un certain laps de temps.

La première rencontre entre le patient et l’anesthésiste consiste en un entretien de clarification. Mais qui tire profit de cette discussion? Seulement le patient, ou le médecin également?

Pendant cet entretien, nous apprenons à connaître le patient, et à identifier ses peurs s’il en a. Par la suite, nous savons ainsi dans quelle condition physique se trouve la personne. Nous découvrons également si le patient est un pécheur ou un humain discipliné (rires).

Peter Müller, médecin-chef anesthésiste au sein de l’hôpital cantonal d’Aarau: «Je ne dirai jamais au patient qu’une anesthésie locale à 5% de chances d’échouer, je lui dirai plutôt: les chances de succès s’élèvent à 95%.»
Peter Müller, médecin-chef anesthésiste au sein de l’hôpital cantonal d’Aarau: «Je ne dirai jamais au patient qu’une anesthésie locale à 5% de chances d’échouer, je lui dirai plutôt: les chances de succès s’élèvent à 95%.»
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Pourquoi faut-il que le patient ne revoie pas son poids à la baisse?

Cela nous permet de bien doser l’anesthésiant. Mais honnêtement, personne ne dévie de plus de cinq à dix kilogrammes de son poids réel.

Que veut, et doit, encore savoir un anesthésiste à propos de son patient?

Nous écoutons le cœur, les poumons et nous examinons la mobilité des articulations. Nous regardons le visage du patient et contrôlons sa capacité d’aperture de la bouche ainsi que la mobilité du cou.

À quoi cela sert-il?

Si la mobilité du cou est restreinte, l’intubation peut se révéler problématique, car le tube de ventilation serait plus ardu à placer.

J’imagine que l’on contrôle la place des dents pour la même raison?

Exactement. Si les dents sont cariées et branlantes, il se peut que l’intubation résulte en une lésion dentaire, voire en la perte complète d’une dent. Mais n’ayez peur, si vous avez une bonne dentition, ce risque est quasi inexistant.

Le disposition psychologique du patient joue-t-elle un rôle en matière de sécurité lors du traitement?

Oui, j’essaye toujours de ne pas éveiller de peurs au sein du patient. Lors de la conversation, je n’évoque que les complications potentielles les plus cruciales. Par exemple, je ne dirai jamais au patient qu’une anesthésie locale à 5% de chances d’échouer, je lui dirai plutôt: les chances de succès s’élèvent à 95%.

Vous voyez le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vidé.

Tout à fait.

D’abord des pilules, ensuite des tubes. Administrez-vous réellement un calmant au patient avant l’anesthésie?

Oui. Habituellement, le patient prend le calmant alors qu’il est encore dans sa chambre. Ainsi, il est déjà quelque peu détendu lors qu’il arrive en salle d’opération. Toutefois, il est encore capable de discuter et de comprendre ce qu’on lui dit.



Est-il vrai que l’on donne une tablette aux enfants, car cet appareil détourne autant leur attention qu’un calmant?

J’ai déjà entendu parler de cette méthode de déconcentration, néanmoins, nous ne l’appliquons pas au sein de l’hôpital cantonal d’Aarau. Beaucoup de nos médecins-chefs sont pères de familles et disposent de petites vidéos sur leurs Smartphones qu’ils peuvent montrer aux enfants. Nous avons également des poupées de chiffon avec lesquelles les plus jeunes peuvent jouer. Parfois, il m’arrive aussi de chanter pour nos jeunes patients. Dans tous les cas, les enfants reçoivent tout de même un calmant.

Les adultes bénéficient-ils d’autant d’attention?

Non. Pour les adultes, seul l’anesthésiste peut jouer ce rôle. Par ailleurs, l’humour est un excellent calmant. J’applique tout le temps la même routine avec les patients angoissés, je leur cite un bon mot de Linus van Pelt de la bande dessinée «Snoopy»: «Une piqûre ne fait pas mal quand on est du bon côté de l’aiguille.» Je profite de la réaction du client pour injecter le produit, ainsi ne sent-il quasiment pas l’aiguille.

Arrive-t-il que des patients se confessent à la dernière minute?

Cela ne m’est pas encore arrivé. Il arrive parfois que des patients me racontent un élément de leur quotidien avant que l’anesthésique ne fasse effet. Souvent, il s’agit de moments difficiles. Toutefois, on ne comprend généralement que les premiers mots, ensuite la voix se trouble et le patient n’est plus compréhensible. Pour ces cas-ci, je pose ma main sur son épaule. Ce geste a une vertu apaisante et les patients ont ensuite tendance à rapidement s’endormir.

Les patients ont-ils envie d’appeler quelqu’un au dernier moment, avant l’anesthésie?

Pour les patients en état d’urgence, cela se produit régulièrement. Naturellement, nous les laissons faire.

Combien de temps peut-on rester sous anesthésie générale?

Il n’y a pas de limites. Je sais que des jumeaux siamois sont restés 36 heures sous anesthésie pendant l’opération de séparation. Bon, il s’agit d’un cas extrême. L’anesthésie la plus longue que j’ai pratiquée a duré douze heures.

Pendant ce temps, êtes-vous toujours aux côtés du patient?

La plupart du temps, oui. Naturellement, il m’arrive d’aller brièvement aux toilettes ou de manger un morceau, mais il y a toujours quelqu’un de compétent qui reste dans la salle d’opération pour me remplacer.

Une minute après la pose du pansement, sans hypertension artérielle, sans tachycardie, en douceur: voici le meilleur réveil possible après une anesthésie.
Une minute après la pose du pansement, sans hypertension artérielle, sans tachycardie, en douceur: voici le meilleur réveil possible après une anesthésie.
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Que se passe-t-il dans le cerveau pendant une anesthésie? Tout cela me semble encore un peu mystérieux.

À moi aussi (rires).

À l’instar des rêves, dont on ne connaît toujours pas l’origine.

Nous autres humains sommes des êtres réellement complexes.

Jusqu’à présent, j’ai eu trois anesthésies générales: lors de la première, au réveil, j’étais en mesure de converser aisément, comme si je n’avais que brièvement fermé les yeux. Êtes-vous souvent témoin de ce genre de choses?

Ce n’est pas inhabituel. Il y a aussi des patients qui racontent leurs rêves après une anesthésie. Il y a quelques années, j’ai dû anesthésier un collègue au moyen d’une injection intraveineuse. Lors du réveil, il m’a conté son rêve dans lequel il était médecin urgentiste et avait atterri sur un glacier avec la Rega. Sur le glacier, il y avait une blonde simplement vêtue d’un bikini qu’il devait sauver. J’avais trouvé cela plutôt amusant.

Que se passe-t-il d’autre après le réveil?

Il y a des patients qui ouvrent les yeux dans un état d’euphorie et disent: «Dites donc, qu’est-ce que j’ai bien dormi.» Je trouve ça fantastique, car cela signifie que j’ai dosé l’anesthésique et l’antidouleur de façon à ce que le patient se rende à peine compte de l’opération.

Comment pouvez-vous savoir si le patient est suffisamment anesthésié pendant une opération?

Les données à contrôler sont la constance de la circulation sanguine ainsi que le rythme cardiaque. Des signaux végétatifs, tels que la transpiration et les larmes peuvent être synonymes de stress. L’hypertension artérielle, quant à elle, peut indiquer que le patient souffre. Aujourd’hui, il est possible de contrôler la profondeur de l’anesthésie grâce à des électrodes qui mesurent les ondes cérébrales. Grâce à cette méthode, il est possible d’évaluer précisément quand l’effet des médicaments va s’estomper.

La probabilité que le patient se réveille pendant l’opération s’élève à 0,2%, mais il ne pourra pas le faire remarquer car ses muscles ne fonctionneront pas. Une véritable histoire d’horreur?

Je comprends cette peur, mais de telles situations ne se produisent que très rarement. Il faut déterminer si le réveil du patient pendant l’opération peut être associé à des douleurs.

Avez-vous déjà vécu une telle situation?

Une fois, il y a quinze ans, pendant une intervention routinière. Après le réveil, il m’est apparu que le jeune homme opéré avait un comportement radicalement différent de celui qu’il avait avant l’opération. Il avait l’air stressé et anxieux. Lors de la conversation que nous avons eue par la suite, il était en mesure de me citer des extraits de la conversation que nous avions eu pendant l’opération.



Cet entretien a-t-il pu aider le patient, ou a-t-il fallu mettre en œuvre un autre traitement pour remédier à cette expérience?

L’entretien s’est avéré positif, mais nous avons tout de même organisé un suivi psychologique pour le jeune homme. Nous souhaitions privilégier la sécurité. Heureusement, le patient n’a pas connu de problèmes par la suite.

L’anesthésiste munichois Dirk Schwender faisait écouter à ses patients le livre-audio de Robinson Crusoé pendant l’anesthésie. Au réveil, les patients n’en savaient rien, mais lorsqu’on leur a demandé ce qu’ils associaient à «Vendredi», la réponse était souvent: Robinson Crusoé.

Ce travail m’a durablement impressionné. Il a notamment prouvé qu’en fonction du médicament administré, le système auditif fonctionnait toujours lors d’une anesthésie. Désormais, on emploie des anesthésiques qui, lorsqu’ils sont bien dosés, désactivent le système auditif.

Passez-vous de la musique pendant une opération au sein de l’hôpital cantonal d’Aarau?

Oui.

Les médecins ont-ils les mêmes goûts musicaux?

Non. C’est pourquoi il arrive parfois que nous débattions des goûts musicaux de la personne qui opère… Et lorsque quelqu’un doit pleinement se concentrer, la musique est coupée.

Et quelle musique passe en salle d’opération?

Radio Argovia, mais en toute honnêteté, je n’aime pas trop cette station.

Vous n’aimez pas la musique?

Oui, j’aime la musique. Mais je pense que la musique que j’aime ne plairait pas vraiment à mes collègues.

Quelle musique appréciez-vous?

Le jazz et la musique classique.

S’il existe un endormissement optimal, j’imagine qu’il y aussi un réveil idéal?

Évidemment. Une minute après la pose du pansement, sans hypertension artérielle, sans tachycardie, en douceur: voici le meilleur réveil possible après une anesthésie.

Faites-vous en sorte que la dernière voix entendue par le patient avant l’endormissement soit aussi la première qu’il perçoit après l’opération?

À l’égard du procédé actuel, cela n’est plus possible. Au sein de l’hôpital cantonal d’Aarau travaillent 70 médecins anesthésistes et notre bloc opératoire contient 14 salles d’opération. Trois à huit patients sont opérés quotidiennement dans chaque salle.



Depuis 25 ans, vous œuvrez en tant qu’anesthésiste à l’hôpital cantonal d’Aarau. Selon vous, quels changements sont survenu pendant cette période?

Le travail est davantage impersonnel. Désormais, nous accompagnons bien plus de patients que par le passé et il y a considérablement plus de collègues. Auparavant, le patient arrivait à l’hôpital un jour, était opéré le lendemain et nous lui rendions visite le troisième jour avant qu’il ne quitte l’établissement. Aujourd’hui, la situation a changé, les opérations ambulatoires sont devenues notre pain quotidien.

Êtes-vous fâché de voir que votre spécialité n’éveille quasiment pas l’intérêt du citoyen lambda?

Non.

Après une opération réussie, ce sont toujours les chirurgiens qui récoltent les honneurs.

Cela ne me pose pas de problème, car les bons chirurgiens sont conscients que la contribution de l’anesthésiste est vitale pour le succès d’une opération.

Ainsi, les demi-dieux en blouse blanche n’existent plus?

Ils finissent par s’éteindre, et c’est tant mieux.

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