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Interview Giulia Foïs: «Mon violeur était père de famille»
De Caroline Libbrecht / AllTheContent
20.5.2020
Journaliste, Giulia Foïs anime des émissions sur les ondes de France Inter. Spécialiste des questions liées au féminisme, elle a publié un livre «Je suis une sur deux», où elle raconte le viol qu'elle a vécu à l'âge de 20 ans. Un viol resté impuni.
Le titre de votre livre, «Je suis une sur deux», fait référence au nombre de femmes ayant été confrontées au moins une fois dans leur vie à une forme de violence sexuelle. Vous y racontez le viol que vous avez subi à l’âge de 20 ans.
A l’époque, j’étais hôtesse d’accueil au festival d’Avignon. Un vendredi soir de juillet, il faisait beau, j’ai bu l’apéritif en terrasse, avec mon petit ami de l’époque. Je suis retournée vers ma voiture, vers 21h30, sur un parking à ciel ouvert. J’ai vu un type rôder, chercher quelque chose… Une fois dans ma voiture, je l’ai vu s’approcher de ma vitre, il m’a dit que sa voiture avait été volée et qu’il devait se rendre au commissariat. Il m’a convaincue de le laisser monter, en me disant que si j’étais à sa place, j’aimerais que quelqu’un m’aide. A ce moment-là, je ne sais pas encore qu’il est un violeur, je le vois comme quelqu’un qui me demande un service. Mais j’ai rendu service à une personne qui avait une toute autre idée en tête.
Existe-t-il un profil type du violeur?
Non! Comme on ne veut voir qu’une petite partie de la réalité du viol, c’est rassurant de se dire que le violeur est un loup-garou, un marginal, un étranger, alors que ça peut être un bon père de famille, quelqu’un comme vous et moi! Il y a des viols à tous les étages de la société, quelle que soit la couleur de peau ou le milieu socio-professionnel… On pense toujours que les victimes ont mal agi, qu’elles auraient pu éviter ce qui leur est arrivé, or cela peut arriver à n’importe qui, à n’importe quel moment, à n’importe quel endroit.
«J’ai eu peur de mourir et, mon seul choix, ça a été de rester en vie.»
Avez-vous compris immédiatement que vous aviez affaire à un violeur?
Oui, à partir du moment où il est monté dans ma voiture, j’ai compris que j’étais foutue. Il m’a menacée avec une bombe lacrymogène, un cutter… Il commençait à faire nuit, j’étais sur une voie rapide, il m’a obligée à aller dans un champ. Je n’avais pas de porte de sortie. Au départ, je me suis débattue et j’ai hurlé, mais mon refus et ma colère ont augmenté sa panique. J’ai eu peur de mourir et, mon seul choix, ça a été de rester en vie. J’étais dans l’effervescence de mes 20 ans. Il était hors de question que ma vie s’arrête là, ma pulsion de vie a été plus forte que tout. Mon cerveau a disjonté, ma conscience s’est dissociée et mon corps a cédé. J’ai supporté l’insupportable. Au fond de moi, je haïssais cet homme qui a pulvérisé ma vie, mes rêves, mes envies… J’ai eu la trouille au ventre pendant une heure et demie.
«Les victimes sont trop souvent considérées comme coupables.»
Est-ce difficile ensuite d’évoquer ce viol?
Pour de nombreuses victimes, la tentation du déni est très forte, mais le déni finit par les ronger de l’intérieur. Heureusement, j’ai été très bien entourée, notamment par mes parents qui m’ont tout de suite comprise et épaulée. Dès le lendemain, ils m’ont encouragée à porter plainte. J’ai la chance d’avoir des proches qui n’ont jamais remis ma parole en doute. Si une victime veut avoir une chance de se relever, il faut que son entourage la croit. Dans notre société, les victimes sont trop souvent considérées comme coupables, comme si elles avaient provoqué la situation, alors que les violeurs se retrouvent victimisés, victimes des harpies qui portent plainte contre eux. Sur la question du viol, tout se mélange souvent.
«Au final, 98% des violeurs sont acquittés.»
Avez-vous réussi à porter plainte tout de suite?
Je me sentais souillée. J’ai eu le réflexe de me laver, comme un grand nombre de victimes. Cela a malheureusement effacé les traces ADN. Il faut que les victimes le sachent! J’ai eu droit à une trithérapie pour réduire les risques de contamination au VIH. Dans les heures qui ont suivi, j’ai porté plainte. Trois semaines plus tard, le violeur a été arrêté grâce au portrait robot. Pendant les trois années de l’instruction, on m’a expliqué qu’en l’absence de preuves ADN, c’était sa parole contre la mienne. En France, seules 10% des femmes portent plainte, à la suite d’un viol. 73% des plaintes sont classées sans suite. Au final, 98% des violeurs sont acquittés. Comme dans mon cas! Mon violeur était père de famille et payait ses impôts, il ne correspondait pas à l’image qu’on se fait d’un violeur. Et moi, je ne correspondais pas à l’image qu’on se fait de la victime: j’étais trop droite dans mes déclarations, je m’étais relevée et j’avais la tête haute, et ça s’est retourné contre moi.
«Comment un homme peut-il faire cela à une femme, et comment une société peut-elle le tolérer?»
Ce verdict a-t-il été une épreuve supplémentaire?
Oui, ça a été dur à digérer. Je m’en suis rendue compte en écrivant le livre: je n’ai pas eu de problème à raconter le viol, mais j’ai eu un mal fou à décrire le procès. Cela me restait en travers de la gorge. Cela a déclenché une grande colère et un sentiment d’injustice. Non seulement je me suis fait violer, mais en plus, le verdict a donné au violeur le droit de le faire. Vu cette impunité, les violeurs se sentent tout-puissants. Il a fallu ensuite que j’apprenne à vivre dans une société qui ne m’a pas crue, pas protégée. Comment un homme peut-il faire cela à une femme, et comment une société peut-elle le tolérer? Depuis que j’ai 20 ans, cette question me taraude.
Est-ce à ce moment-là que vous vous êtes dirigée vers le journalisme?
Oui, j’ai toujours été engagée, je suis aussi la première féministe de ma famille. Le viol que j’ai subi a exacerbé des choses que j’avais déjà en moi. Cela dit, je suis pessimiste: les viols sont toujours plus nombreux et le nombre de condamnations pour viol est en baisse. Le viol conjugal n’est reconnu que depuis 2006, beaucoup de femmes ont encore du mal à en parler. Mais peu à peu, les langues se délient. Le phénomène MeToo est passé par là, un seuil de tolérance a été franchi. Cela se joue dès le plus jeune âge: on apprend à nos filles à se défendre… et si on apprenait à nos garçons à les respecter?
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«Je suis une sur deux», de Giulia Foïs, paru chez Flammarion.
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