Futurologie Pandémie: «Les Suisses ne sont plus habitués à l’incertitude»

De Gil Bieler

23.4.2020

Les Suisses entre espoir et confinement: vue d’un balcon à Lausanne.
Les Suisses entre espoir et confinement: vue d’un balcon à Lausanne.
Keystone

La crise du coronavirus est difficile à endurer pour les Suisses – les habitants des pays plus pauvres sont mieux préparés que nous, déclare le futurologue Andreas Krafft. Une conversation autour de l’inventivité, des opportunités et du clivage national en matière d’espoir.

M. Krafft, notre avenir n’a jamais semblé aussi imprévisible. Qu’est-ce que cela suscite en nous?

Au début, cela crée naturellement de l’incertitude. On n’a jamais rien vécu de tel auparavant. Nous, les Suisses – comme les Européens en général –, nous vivons dans une société tellement sûre que nous ne sommes plus habitués à des situations d’incertitude. Du moins, depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans d’autres pays, les gens ont plus d’expérience en la matière. Je pense à l’Argentine, d’où je suis originaire, mais aussi à l’Inde, à la Colombie, au Mexique et à d’autres pays où je voyage souvent.

Avons-nous oublié cela en Suisse?

C’est le cas. Nos recherches sur le thème de l’espoir montrent également que dans les pays plus pauvres – comme l’Afrique du Sud ou les pays d’Amérique latine –, les chiffres en matière d’espoir sont plus élevés qu’en Suisse.

Comment cela se fait-il?

Il y a deux aspects à cela. Premièrement, les habitants des pays plus pauvres sont devenus plus flexibles, plus détendus et plus inventifs et sont mieux à même de faire face à l’incertitude. Deuxièmement, en Suisse, nous avons connu ces dix dernières années une stagnation dans l’évolution de notre qualité de vie, de notre richesse ou de notre bien-être – bien qu’ils soient à un niveau très élevé.

Dans d’autres pays, il y avait certes moins de prospérité et des obstacles majeurs à surmonter – je pense par exemple à la lutte contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Mais lorsque l’obstacle a été franchi, cela a créé un sentiment de renouveau. Les gens ont vu que la vie pouvait s’améliorer. Nous n’avons pas vécu cela en Suisse depuis de nombreuses années.

Cela veut-il dire que nous n’avons pas suffisamment conscience de nos privilèges?

Andreas Kraft

Andreas Kraft est coprésident de Swissfuture, l'Association suisse de futurologie, et membre du conseil d'administration de la SWIPPA (Société suisse de psychologie positive). En tant que professeur à l'Université de Saint-Gall, il enseigne, entre autres, la «psychologie de l'espoir et de l'optimisme».

Oui, c’est psychologique: le passage d’une situation difficile à quelque chose de meilleur était devenu moins fréquent chez nous, en tant que société dans son ensemble. Aujourd’hui, pour la toute première fois, de nombreuses personnes se trouvent dans une situation qui montrera à quel point nous sommes résistants et ce que nous pouvons tous réaliser – notamment grâce à la cohésion sociale. J’espère que cela engendrera une force positive pour la société.

D’où vient votre confiance?

Le pays se porte bien sur le plan économique, beaucoup d’entre nous ont bénéficié d’une bonne formation et peuvent se reposer sur d’autres ressources. En outre, ceux qui vivent ici peuvent constater que des opportunités et des possibilités s’ouvrent toujours – ce qui n’exclut évidemment pas que certains groupes professionnels puissent être confrontés à des défis majeurs au départ.

D’où les Suisses peuvent-ils puiser de l’espoir?

Les mêmes résultats apparaissent sans cesse. Premièrement, de leurs propres capacités et de leur potentiel. Les gens sont bien formés et ont de nombreuses possibilités qu’ils redécouvrent aujourd’hui. Deuxièmement, des institutions politiques. Beaucoup pensent que l’Etat nous a bien guidés jusqu’à présent à travers la crise actuelle. Et troisièmement, des relations sociales, des liens personnels au sein de la famille, dans le réseau professionnel et privé.

Qu’observez-vous chez les Suisses dans cette crise?

J’ai observé deux choses ces dernières semaines. D’une part, il y a des gens qui ne se sentent pas du tout concernés et se disent: «Nous allons plutôt bien et dans quelques semaines, tout sera terminé et nous reprendrons notre vie normale.»

D’autre part, il y a ceux qui ont été soudainement confrontés à des situations difficiles, qui ont par exemple perdu toutes leurs rentrées d’argent. Dans un premier temps, des craintes existentielles sont apparues. Mais je sais maintenant par le biais de plusieurs personnes qu’après ce choc initial, elles ont découvert quelque chose qui leur a redonné espoir et optimisme.

De quoi s’agissait-il?

Par exemple, leur propre inventivité leur a permis de découvrir tout à coup comment vendre leurs produits sur Internet. On peut aussi constater une grande solidarité. Des gens et des entreprises ont commencé à tisser des réseaux avec lesquels ils se soutiennent désormais les uns les autres, dans les affaires sur le plan pratique, mais aussi émotionnellement.

Il suffit de penser aux gens qui sont sortis sur les balcons pour applaudir les travailleurs de la santé, c’est un geste de soutien fort. Et si cette mise en réseau et cette coopération se poursuivent après la crise, alors nous aurons vraiment appris quelque chose.

Mais pour le moment, nous sommes toujours en pleine crise. Pourra-t-il vraiment y avoir un retour à la normale par la suite?

Dans de nombreux domaines, nous reviendrons certainement à une certaine forme de normalité. D’un point de vue sanitaire, nous resterons probablement prudents pendant quelques mois encore, nous éviterons de prendre tout le monde dans nos bras et de serrer la main à tout le monde. Mais le retour à la normale devrait s’opérer rapidement.

Néanmoins, les leçons positives que nous tirerons de cette crise resteront, du moins je l’espère. Il s’agit là de questions comme: comment puis-je mieux me positionner commercialement? Comment puis-je tirer profit de ces nouveaux réseaux? Et peut-être que désormais, beaucoup de gens se sont également interrogés sur ce qui est vraiment important pour eux dans la vie et réajustent leurs priorités dans leur travail et leur vie privée.

Votre baromètre annuel de l’espoir montre que les Suisses espèrent avant tout la santé et un environnement positif. Et ce sont justement ces domaines qui sont aujourd’hui particulièrement ébranlés par la crise.

C’est le cas. Mais c’est aussi ce qu’il y a de plus passionnant: l’espoir de santé, de bonnes relations interpersonnelles, etc. était souvent de cette ampleur parce que les gens ne prenaient pas assez de temps pour cela. Tout le monde parle de l’importance de la santé, mais que faisons-nous dans les faits en ce sens? Comme ces valeurs sont menacées par la crise, nous sommes également plus conscients de leur signification.

Cela nous rend d’une part plus vulnérables, mais d’autre part, nous ferons désormais plus pour concrétiser cet espoir. Passer plus de temps avec la famille, investir plus de temps dans les relations interpersonnelles, etc. Parce qu’il y a une différence entre espérer quelque chose et agir concrètement.

Beaucoup de gens passent aujourd’hui plus de temps avec leur famille sans l’avoir voulu. Des couples et des familles entières passent actuellement leur temps ensemble – n’y voyez-vous pas un point de tension?

Oui, bien sûr, il y a là un potentiel élevé de conflit. Mais cela peut donner lieu à deux évolutions: on peut soit se brouiller complètement, soit apprendre à se comporter différemment avec les autres, à se soutenir et à se respecter. On en tirera alors réellement quelque chose. Bien sûr, tous ceux qui n’y parviendront pas en raison d’une discorde trop profonde en souffriront. Mais je suis convaincu que la plupart des couples et des familles ressortiront plus forts de cette crise.

Je constate d’ores et déjà que vous préférez voir les opportunités qu’offre cette crise plutôt que ses dangers.

Oui, parce que l’histoire nous l’apprend. Toutes les crises ont été surmontées. Dans l’Europe des années 1930 aux années 1950, la confrontation et la guerre étaient un sujet quotidien, même si la Suisse se tenait à l’écart. Aujourd’hui, cependant, presque plus personne ne voudrait d’une guerre, ce sont les enseignements des deux guerres mondiales. Je me réfère à [Emmanuel] Kant et d’autres philosophes et je suis convaincu que l’être humain est capable d’apprendre et d’évoluer.

Quel est le degré d’espoir des Suisses par rapport aux autres nations?

Les Suisses ne sont pas trop optimistes, mais plutôt mitigés. Il existe cependant une différence assez importante entre la Suisse alémanique et la Suisse romande.

Comment se manifeste-t-elle?

En Suisse romande, la confiance dans les institutions politiques et économiques est moins prononcée – ce qui entraîne une baisse des chiffres en matière d’espoir. Malheureusement, nous avons commencé seulement l’année dernière à recueillir des données pour la Suisse italophone, mais là aussi, il y a un manque de confiance dans les institutions.

Notre système est pourtant stable. Que manque-t-il donc à la Suisse latine?

Je pense qu’en Suisse romande et en Suisse italienne, les gens attendent autre chose de la politique. En Suisse alémanique, nous attendons de la politique qu’elle crée un cadre pour que nous puissions faire de bonnes affaires, mener une vie convenable et prendre nos responsabilités. En Suisse latine, les gens attendent de l’Etat plus de sécurité et une répartition plus équitable des richesses. Et à leurs yeux, l’Etat ne fait cela que partiellement. C’est pourquoi les habitants de Suisse romande et de Suisse italienne sont plutôt déçus par la politique. Mais maintenant, la confiance pourrait aussi augmenter à travers la gestion de la crise par l’Etat.

Ce serait intéressant de le savoir.

Je mène actuellement une enquête avec des étudiants de l’université de Saint-Gall et je suis très curieux de voir ce qui en ressortira. Néanmoins, en particulier dans les situations de crise, il est possible que la satisfaction diminue, mais que l’espoir augmente. Après tout, les personnes en situation de conflit espèrent aussi et surtout la paix.

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